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L'historien Jacques Le Goff est mort
Le Monde.fr | 01.04.2014 à 11h55 • Mis à jour le 01.04.2014 à 16h17 |

Tenu pour le plus grand médiéviste français, d'une autorité internationalement reconnue, Jacques Le Goff est mort mardi 1er avril à Paris, à l'âge de 90 ans.

Quand Jacques naît à Toulon le 1er janvier 1924, son père Jean, un Breton du pays de Léon, a 46 ans. L'homme, qui apparaît très tôt à son fils comme « un héros de l'intégrité », lui offre un modèle de rigueur et d'honnêteté dont il s'efforça toujours de suivre le sillage.

Le petit Jacques vit une enfance toulonnaise où la double influence de ses parents combat le sectarisme ambiant. Son père est sorti violemment anticlérical de cette « tragédie de la conscience religieuse » que fut pour lui l'affaire Dreyfus. Etudiant à Rennes au moment où s'y tient le procès en révision du capitaine en 1899, Jean, certifié d'anglais, choisit des postes en Orient pour y contrebalancer l'influence des frères des écoles chrétiennes, puis revient en France pour servir en 1914.

Il y connaît les tranchées avant de servir d'interprète aux troupes américaines dès 1917. Fixé à Toulon par amour de la Méditerranée, il y rencontre une jeune professeur de piano, catholique fervente mais de gauche, tolérante et ouverte. Et l'épouse en avril 1923. D'où le partage admis pour le petit garçon entre une éducation religieuse, catéchisme et communion, et un enseignement laïc et public.

« ÉCŒUREMENT INDÉLÉBILE »

C'est de ces années de formation à Toulon que le jeune Jacques tient ce goût des villes, des brassages humains, de la rue comme lieu de la sociabilité en un temps où la sécheresse estivale conduit chacune et chacun à la fontaine publique, folklore vrai d'une agora fiévreuse. Car Toulon, forte des promenades sur la rade, des matchs de rugby et de sa vitrine technologique de cuirassés et de croiseurs, est aussi une cité colonialiste, raciste, qui laisse à l'adolescent un souvenir d'« écœurement indélébile », toujours insupportable à huit décennies de distance. La conscience politique de l'enfat naît avec l'élan du Front populaire. Au moment même où la lecture d'Ivanhoé, de Walter Scott, lui révèle l'emprise de l'histoire — médiévale déjà — sur son esprit vif et curieux. C'est si profondément ancré que la lecture du Dimanche de Bouvines, de son collègue et ami Georges Duby, trente-sept ans plus tard, lui fit revivre sa passion pour le tournoi d'Ashby.

Le sort de la pauvre juive Rebecca le conduit aussitôt à participer aux actions locales contre l'antisémitisme et le racisme, malgré le soufre que sentaient pour les catholiques ces organisations tenues pour maçonniques. Antimunichois à 14 ans, il entre en première quand la guerre est déclarée, doit défiler devant Pétain le 1er mai 1941 (« Pétain est la plus grande tache sur l'histoire de France », confiait-il en 1987) et sa réticence reste consignée sur un registre à Vichy.
Privé de la gratuité de la pension pour ses années d'hypokhâgne et khâgne que le statut de son père lui promettait – mais Jean est aussi repéré pour avoir refusé d'adhérer à la Légion – Jacques, convoqué par le STO, gagne les Alpes et rallie ce qu'il appelle avec le recul « une pseudo-résistance » parce qu'il se contentait de réceptionner armes et médicaments parachutés par les Anglais. Sans doute sa modestie tient-elle aussi au sentiment de grandes vacances qu'il garda de l'épisode et plus encore de son aversion pour les clivages au sein du mouvement dont il se tint à distance.

« DÉSOLANTE SORBONNE DE L'APRÈS-GUERRE »

Le retour à la norme est difficile cependant. Jacques a vingt ans, hâte de boucler une licence et de préparer une agrégation – de lettres puisqu'il ne lui manque qu'un certificat de philologie pour s'y inscrire. Il gagne Paris. Mais la « désolante Sorbonne de l'après-guerre » dissipe le projet et le rend à l'histoire. Louis-le-Grand, puis L'Ecole normale de la rue d'Ulm (1945), où il anime le ciné-club (le cinéma est déjà une de ses passions) tout en fréquentant les musées et les Jeunesses musicales, assistant aux premiers concerts de Pierre Boulez.

Grâce à la bienveillance de Victor-Lucien Tapié et fort de la rigueur d'historien que lui inculque en Sorbonne Charles-Edmond Perrin, le jeune étudiant découvre Prague en 1946. Il y revient comme boursier dès l'année suivante, initié à la langue tchèque. Sur la place Wenceslas le jour de mars 1948 où est annoncé le « suicide » de Jan Masaryk, défenestré quelques jours après le putsch communiste, il revient en France vacciné contre le mirage stalinien auquel tant de ses confrères, Le Roy Ladurie, Furet et d'autres, succombent alors.

Pensionnaire de l'Ecole française de Rome, il gagne le palais Farnèse et loge au plus près de la bibliothèque. Pour cet esprit avide d'horizons un encrage textuel capital qui lui épargne les errances stériles. Agrégatif, il revient à Paris où le jury s'ouvre largement à l'esprit des Annales, Fernand Braudel et Maurice Lombard dépoussiérant la vénérable institution.

L'Atlantique, la Méditerranée, les pistes caravanières : l'espace se dilate soudain et les fils se tissent, amorçant ce qui sera la voie propre du médiéviste, avide de traces matérielles et soucieux de représentations mentales, à mille lieues de l'histoire académique qui l'ennuie. Juste ce qu'il faut pour passer dans l'enthousiasme l'année d'ordinaire austère qui prépare à l'obtention du Graal.

DISSIPATION DE SES RÊVES MILITANTS

Agrégation en poche (1950), Jacques Le Goff amorce une carrière universitaire ordinaire – un poste au lycée d'Amiens, où il retrouve l'historien Pierre Jeannin mais aussi le philosophe Gilles Deleuze – mais il aspire à un poste de chercheur. Un an à Oxford, Lincoln College (1951-52), le convainc qu'il n'est pas fait pour le travail collectif des organisations collégiales. De retour à Rome (1952-53) grâce à Maurice Lombard et Lucien Febvre, il y croise Michel Mollat qui lui propose un poste d'assistant à Lille.

L'affaire fait long feu, mais Le Goff y gagne en compensation un poste d'attaché de recherches au CNRS. Il n'y est pas heureux mais y mesure la différence entre travail individuel et travail isolé. Traînant dans l'avancement de sa thèse, le jeune médiéviste qui vit en 1956 la dernière dissipation de ses rêves militants (de Suez à Budapest, le millésime est rude), mettant en veilleuse l'activité de la section du SNESup qu'il avait rejoint à Lille, accepte deux commandes : un volume pour la collection Que Sais-je ? des PUF consacré aux Marchands et banquiers du Moyen Âge (1956), un autre pour Petite Planète, au Seuil, sur Les Intellectuels au Moyen Âge (1957).

Le premier, classique, a le mérite d'intégrer nombre de travaux étrangers et d'articles rares, le second, plus personnel, travaille les rapports entre phénomène urbain et monde du savoir, et scrute les changements dans les représentations du travail intellectuel. La touche Le Goff est là. Le petit ouvrage vainc les réticences de Braudel quand Lombard veut l'accueillir à la VIe section des Hautes Etudes.

Voilà Le Goff modeste chef de travaux (1959) mais promis à une direction d'études dès que possible. Devenu président de l'Association internationale des historiens économistes (1960), Braudel s'attache ses services en lui offrant le poste de secrétaire, ce qui le rapproche de la revue des Annales dont il devient un contributeur remarqué.

Sous les auspices de Braudel toujours, Jacques Le Goff gagne la Pologne, dans le cadre d'un échange avec l'institut d'histoire de l'Académie polonaise. Il y découvre « un peuple admirable » et y tisse de solides amitiés. Avec Witold Kula, et le jeune Bronislaw Geremek qui le « pilote » dans le pays. Tous deux sont les témoins de son mariage avec une jeune femme médecin, Anna Dunin-Wasowicz, spécialiste de psychiatrie infantile et sœur de deux historiennes et d'une archéologue qu'il a rencontrées dans le cadre de sa mission. Il épouse Hanka à Varsovie en septembre 1962, à Saint-Martin, futur haut-lieu de la résistance à l époque de Solidarnosc, et parvient non sans mal à obtenir qu'elle l'accompagne à son retour en France.

CHAMPION DE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE

Désormais la carrière de Le Goff est lancée. Directeur d'étude à la VIe section (« Anthropologie historique de l'Occident médiéval ») en 1962 – il accèdera à la présidence de l'institution lorsque Braudel se retire en 1972 –, il publie deux ans plus tard conjointement un manuel scolaire pour la classe de 4e pour Bordas, où il privilégie les nouvelles approches de sa discipline – magnifiquement illustré mais trop ardu, il sera utilisé comme livre du maître dans les faits –, un volume d'une monumentale histoire universelle pour le marché allemand dont Bordas encore reprend la teneur pour le public français (Le Moyen Âge), et surtout cette Civilisation de l'Occident médiéval pour Arthaud une ambitieuse synthèse de tous les aspects comme des débats suscités par le sujet.
Il est alors évident que toute commande faite à Le Goff lui est prétexte pour redéfinir le cahier des charges, s'appropriant pleinement le chantier proposé. Il en sera de même lorsqu'il s'essaiera bien plus tard à la biographie avec son inclassable Saint Louis (1996) comme son plus modeste Saint François d'Assise (1999).

Peu soucieux de publier davantage que des articles – d'où le rang capital de ses recueils, Pour un autre Moyen Âge (1977), L'Imaginaire médiéval (1985), Histoire et Mémoire (1988) – en marge de son essai La Bourse et la vie (Hachette, 1986) qui revisite les liens entre économie et religion trente ans après le Que Sais-Je ? initial, Le Goff va cependant offrir son chef d'œuvre avec La Naissance du Purgatoire (Gallimard, 1981), véritable somme qui reprend toutes les préoccupations du médiéviste, aux confins des mondes matériel et spirituel. Sans jamais théoriser sa démarche, même s'il assure avec Pierre Nora la codirection du gigantesque chantier Faire de l'Histoire (Gallimard, 3 vol. 1974), Le Goff fait plus que contribuer à cette « histoire des mentalités » qu'après Febvre servent Robert Mandrou et Philippe Ariès.

Il perfectionne, d'articles en contributions savantes, une approche anthropologique de l'Histoire qui s'avère des plus fécondes, comme l'atteste le décisif Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval qui est autant un collectif de chercheurs au travail qu'un ouvrage de référence. Champion de la coopération internationale, Le Goff qui ne connaît aucune limite à sa curiosité – infatigable lecteur, il fait partager son enthousiasme aux auditeurs des Lundis de l'Histoire sur France Culture durant des années et signe un nombre stupéfiant de préfaces et d'avant-propos qui valent onctions – a aussi lancé la téméraire collection Faire l'Europe dont les titres paraissent simultanément dans cinq langues (anglais, allemand, castillan et italien, en marge du français) et qui a imposé ainsi, si Jack Goody et Umberto Eco sont déjà connus, Massimo Montanari, Josep Fontana, Aron Gourevitch, Franco Cardini ou tout récemment Paolo Grossi…

Il n'aura manqué à Jacques Le Goff qu'une place à l'Institut ou une chaire au Collège de France, mais la place de celui qui se vit justement attribuer en 1991 la rarissime médaille d'Or du CNRS ne se mesure pas à une collection de postes et de distinctions. La profonde humanité de l'homme, sa cordiale disponibilité quand bien même les problèmes de santé le retenaient chez lui, sa bienveillance souriante ont donné à cet « ogre historien » – l'expression, reprise par Jean-Claude Schmitt en titre d'un volume d'hommages paru en 1999 pour les 75 ans du maître, est à l'origine de Marc Bloch – une bonhomie hors normes. Comme le sont à jamais l'œuvre et la pensée de ce savant si profondément juste et humain.

 
Par Philippe-Jean Catinchi
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