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LA SYNTHÈSE ET L'ENTENDEMENT LÉGISLATEUR. ── Représentation veut dire synthèse de ce qui se présente. La synthèse consiste donc en ceci : une diversité est représentée, c'est-à-dire posée comme renfermée dans une représentation. La synthèse a deux aspects : l'appréhension, par laquelle nous posons le divers comme occupant un certain espace et un certain temps, par laquelle nous « produisons » des parties dans l'espace et dans le temps ; la reproduction, par laquelle nous reproduisons les parties précédentes à mesure que nous arrivons aux suivantes. La synthèse ainsi définie ne porte pas seulement sur la diversité telle qu'elle apparaît dans l'espace et dans le temps, mais sur la diversité de l'espace et du temps eux-mêmes. Sans elle, en effet, l'espace et le temps ne seraient pas « représentés ».

Cette synthèse, aussi bien comme appréhension que comme reproduction, est toujours définie par Kant comme un acte de l'imagination [1]  . Mais la question est : est-il entièrement exact de dire, comme nous l'avons fait précédemment, que la synthèse suffit à constituer la connaissance ? En vérité, la connaissance implique deux choses qui débordent la synthèse elle-même : elle implique la connaissance, ou plus précisément l'appartenance (24 | 25) des représentations à une même conscience dans laquelle elles doivent être liées. Or la synthèse de l'imagination, prise en elle-même, n'est nullement conscience de soi [2]  . D'autre part, la connaissance implique un rapport nécessaire avec un objet. Ce qui constitue la connaissance n'est pas simplement l'acte par lequel on fait la synthèse du divers, mais l'acte par lequel on rapporte à un objet le divers représenté (recognition : c'est une table, c'est une pomme, c'est tel ou tel objet...).

Ces deux déterminations de la connaissance ont un rapport profond. Mes représentations sont miennes en tant qu'elles sont liées dans l'unité d'une conscience, de telle manière que le « Je pense » les accompagne. Or, les représentations ne sont pas ainsi unies dans une connaissance, sans que le divers qu'elles synthétisent ne soit par là même rapporté à un objet quelconque. Sans doute ne connaissons-nous que des objets qualifiés (qualifiés comme tel ou tel par une diversité). Mais jamais le divers ne se rapporterait à un objet, si nous ne disposions de l'objectivité comme d'une forme en général (« objet quelconque », « objet = x »). D'où vient cette forme ? L'objet quelconque est le corrélat du Je pense ou de l'unité de la conscience, il est l'expression du Cogito, son objectivation formelle. Aussi la véritable formule (synthétique) du Cogito est-elle : je me pense et, en me pensant, je pense l'objet quelconque auquel je rapporte une diversité représentée.

La forme de l'objet ne renvoie pas à l'imagination, mais à l'entendement : « Je soutiens que le concept d'un objet en général, qu'on ne saurait trouver dans la conscience la plus claire de l'intuition, appartient à l'entendement (25 | 26) comme à une faculté particulière [3]  . » Tout l'usage de l'entendement, en effet, se développe à partir du Je pense ; bien plus, l'unité du Je pense « est l'entendement lui-même » [4]  . L'entendement dispose de concepts a priori qu'on appelle catégories ; si l'on demande comment les catégories se définissent, on voit qu'elles sont à la fois des représentations de l'unité de la conscience et, comme telles, des prédicats de l'objet quelconque. Par exemple tout objet n'est pas rouge, et celui qui l'est ne l'est pas nécessairement ; mais il n'y a pas d'objet qui ne soit nécessairement substance, cause et effet d'autre chose, en rapport réciproque avec autre chose. La catégorie donne donc à la synthèse de l'imagination une unité sans laquelle celle-ci ne nous procurerait aucune connaissance à proprement parler. Bref, nous pouvons dire ce qui revient à l'entendement : ce n'est pas la synthèse elle-même, c'est l'unité de la synthèse et les expressions de cette unité.

La thèse kantienne est : les phénomènes sont nécessairement soumis aux catégories, au point que, par les catégories, nous sommes les vrais législateurs de la Nature. Mais la question est d'abord : pourquoi est-ce précisément l'entendement (et non l'imagination) qui est législateur ? Pourquoi est-ce lui aui légifère dans la faculté de connaître ? ── Pour trouver la réponse à cette question, peut-être suffit-il d'en commenter les termes. Il est évident que nous ne pourrions pas demander : pourquoi les phénomènes sont-ils soumis à l'espace et au temps ? Les phénomènes sont ce qui apparaît, et apparaître, c'est être immédiatement dans l'espace et dans le temps. (26 | 27) « Comme c'est uniquement au moyen de ces pures formes de la sensibilité qu'une chose peut nous apparaître, c'est-à-dire devenir un objet d'intuition empirique, l'espace et le temps sont de pures intuitions qui contiennent a priori la condition de la possibilité des objets comme phénomènes [5]  . » C'est pourquoi l'espace et le temps font l'objet d'une « exposition » , non pas d'une déduction ; et leur exposition transcendantale, comparée à l'exposition métaphysique, ne soulève aucune difficulté particulière. On ne peut donc pas dire que les phénomènes soient « soumis » à l'espace et au temps : non seulement parce que la sensibilité est passive, mais surtout parce qu'elle est immédiate, et que l'idée de soumission implique au contraire l'intervention d'un médiateur, c'est-à-dire d'une synthèse qui rapporte les phénomènes à une faculté active capable d'être législatrice.

Dès lors, l'imagination n'est pas elle-même faculté législatrice. L'imagination incarne précisément la médiation, opère la synthèse qui rapporte les phénomènes à l'entendement comme à la seule faculté qui légifère dans l'intérêt de connaître. C'est pourquoi Kant écrit : « La raison pure abandonne tout à l'entendement, lequel s'applique immédiatement aux objets de l'intuition ou plutôt à la synthèse de ces objets dans l'imagination [6]  . » Les phénomènes ne sont pas soumis à la synthèse de l'imagination, ils sont soumis par cette synthèse à l'entendement législateur. A la différence de l'espace et du temps, les catégories comme concepts de l'entendement font donc l'objet d'une déduction trans- (27 | 28) cendantale, qui pose et résout le problème particulier d'une soumission des phénomènes.

Voici comment ce problème est résolu dans ses grandes lignes : 1° Tous les phénomènes sont dans l'espace et dans le temps ; 2° La synthèse a priori de l'imagination porte a priori sur l'espace et sur le temps eux-mêmes ; 3° Les phénomènes sont donc nécessairement soumis à l'unité transcendantale de cette synthèse et aux catégories qui la représentent a priori. C'est bien en ce sens que l'entendement est législateur : sans doute ne nous dit-il pas les lois auxquelles tels ou tels phénomènes obéissent du point de vue de leur matière, mais il constitue les lois auxquelles tous les phénomènes sont soumis du point de vue de leur forme, de telle manière qu'ils « forment » une Nature sensible en général.


[1]  《純粹理性批判》,Analytique, passim (cf. 1re éd., du rapport de l'entendement à des objets en général : Il y a une faculté active qui opère la synthèse des éléments divers : nous la nommons imagination, et son action qui s'exerce immédiatement dans les perceptions, je l'appelle appréhension).

[2]  《純粹理性批判》,Analytique, § 10.

[3]  寫給 Herz 的信,26 mai 1789.

[4]  《純粹理性批判》,Analytique, § 16.

[5]  《純粹理性批判》,Analytique, § 13.

[6]  《純粹理性批判》,Dialectique, « des idées transcendantales ».

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