Il y eut au Festival de Cannes, en mai, une sorte d’« affaire
Toni Erdmann ». On pensera ce qu’on veut des affaires
cannoises, elles n’en disent pas moins un petit quelque
chose de l’état du monde, de même que ce film refuse
quelque chose de l’état de ce monde, ce pourquoi il fait
tant de bien. Signée d’une réalisatrice allemande quasi-
ment inconnue en France, cette comédie d’outre-Rhin,
dotée d’une fraîcheur, d’une simplicité et d’une alacrité
revigorantes, créa une onde de choc.

Soulevant comme il arrive rarement en ces lieux les rires en
même temps que les cœurs, rallumant la flamme vacillante
parmi les cinéphiles aguerris, elle devint et resta la favorite
des espoirs et des pronostics. Lesquels furent in fine écra-
bouillés par un jury que conduisait à sa main George « Mad
Max » Miller, la si talentueuse Maren Ade devant repartir
sans la moindre récompense. Un verdict aujourd’hui à re-
voir, grandeur nature.

Blague régressive et potache

L’histoire est celle d’un père et d’une fille. Winfried est un
enseignant d’une soixantaine d’années, divorcé à l’allure
triste et fatiguée, qui habite seul une maison de province
pas folichonne, mais conserve de sa probable période soi-
xante-huitarde un certain reste de spontanéité et de sub-
version. L’un de ses exercices favoris est le déguisement
au service de la blague régressive et potache. Il faudrait
imaginer un Daniel Cohn-Bendit qui se serait spécialisé,
plutôt que dans l’écologie politique, dans les farces et
attrapes. En fait les frais, dans la scène d’ouverture, un
facteur auquel Winfried fait accroire que le paquet qu’il
apporte est destiné à son frère qui vient de sortir de prison
et qu’il s’agit probablement d’un colis piégé. Après quoi
Wilfried disparaît pour aller chercher son frère, revenant
grimé en Toni Erdmann (perruque hirsute, dentier prog-
nathe).

Toni n’est pas sa seule « persona ». Winfried peut aussi bien
faire irruption chez sa vieille mère impotente déguisé en
zombie, prétendant qu’il est payé par la maison de retraite
pour faire mourir les vieux, sans que celle-ci, visiblement
rompue aux incongruités de son fils, s’en émeuve. Mais
Toni reste toutefois son personnage préféré, celui qui inter-
viendra de toute urgence auprès de la fille de Winfried, la
blonde et impavide Ines, qui a naturellement dirigé sa vie à
rebours du paternel, en devenant une « executive woman »
au sein d’un prestigieux cabinet de « consulting » dominé
par les mâles, avec les couleuvres que cela implique d’ava-
ler. L’affaire se déroulera en deux temps.

Au premier temps de la valse filiale, le père débarque im-
promptu à Bucarest, où sa fille exécute un des contrats les
plus importants de sa carrière, baladant à l’occasion la
femme du grand patron dans son shopping roumain –
celle-là même qui dit qu’elle « aime les pays avec une
classe moyenne, c’est très reposant »
–, travaillant plus
essentiellement à l’externalisation des activités d’une
multinationale, étudiant en d’autres mots la possibilité
de licencier des salariés pour sous-traiter certains sec-
teurs d’activité et augmenter les profits.

L’arrivée du père, baderne bedonnante aux costumes
défraîchis et aux manières débonnaires, crée un sérieux
malaise chez Ines, saisie d’une suée honteuse sous son
tailleur du meilleur faiseur. Remettant son visiteur entre
les mains d’une assistante roumaine, elle ne peut toute-
fois éviter de l’inviter à la réception donnée par l’ambas-
sade des Etats-Unis, où les choses commencent publique-
ment à se gâter pour elle, en même temps qu’elles devien-
nent particulièrement savoureuses pour les spectateurs.

Le ploutocrate ridicule

Ce n’est pourtant rien comparé à ce qui va se produire lors-
que le père, éconduit par sa fille, fait semblant de rentrer au
pays, pour mieux resurgir à Bucarest en Toni Erdmann.
Sous ce fructueux avatar, lorsqu’il ne se présente pas com-
me « ambassadeur d’Allemagne », il campe un ploutocrate
du dernier ridicule qui colle aux basques d’Ines, la suivant
de lieu en lieu, tantôt draguant ses amies, tantôt ruinant
ses rendez-vous professionnels, lui renvoyant en somme
l’image sinistre du monde dans lequel elle évolue. La suite
de cette farce prendra une ampleur insoupçonnée, en forme
de ravissement situationniste.

Ce qui s’y sera joué tire sa force d’être à la fois une très
émouvante intrigue sentimentale et une charge politique.
Ici, une reconquête poétique de sa fille par un père qui ne
fut peut-être pas exemplaire, là une attaque en règle contre
la dévitalisation généralisée induite par le système néolibé-
ral. A travers le thème de la filiation entre les personnages
se profile ainsi celui de la filiation entre les époques, la
question de la jouissance illimitée s’insinuant comme un
poison entre l’esprit de révolte des années 1960 et l’esprit
de lucre du capitalisme. Maren Ade nous suggère modeste-
ment de garder vivant l’esprit d’enfance. C’est assez déri-
soire, mais la débâcle autour est telle qu’on pourrait com-
mencer par là pour tenter de secouer les logiques pois-
seuses qui nous aliènent chaque jour davantage.

Contre l’ordre économique mondialisé, contre l’industriali-
sation de la culture, contre la fatalité généalogique, contre
le nationalisme artistique, Toni Erdmann propose la liber-
té, pour chacun d’entre nous, de se réinventer. Liberté d’un
père de redevenir enfant pour mieux aimer sa fille, liberté
d’une femme de laisser l’enfance remonter en elle pour se
rappeler que sa vie est inaliénable. De sorte qu’il reste peu
à dire sur le film, sinon que l’Autrichien Peter Simonischek
(ex-prothésiste dentaire, trop beau pour être vrai) et l’Alle-
mande Sandra Hüller y sont géniaux.

Un dernier mot, quand même, sur l’ultime déguisement de
Winfried, qui pourrait faire office de totem du film. Le
 « kukeri » est une grotesque poupée velue (proche parente
du Chewbacca de La Guerre des étoiles) qui processionne
dans les villages bulgares pour chasser les mauvais esprits
et célébrer l’arrivée du printemps. C’est bien à ce culte dio-
nysiaque et carnavalesque que nous invite Toni Erdmann,
d’autant plus crânement que le printemps ne semble pas
être pour demain sur la terre des hommes.

 
Par Jacques Mandelbaum

Au cinéma, l’onde de choc de la comédie allemande « Toni Erdmann »
LE MONDE | 16.08.2016 à 06h37 • Mis à jour le 17.08.2016 à 09h22

Il y eut au Festival de Cannes, en mai, une sorte d’« affaire
Toni Erdmann ». On pensera ce qu’on veut des affaires
cannoises, elles n’en disent pas moins un petit quelque
chose de l’état du monde, de même que ce film refuse
quelque chose de l’état de ce monde, ce pourquoi il fait
tant de bien. Signée d’une réalisatrice allemande quasi-
ment inconnue en France, cette comédie d’outre-Rhin,
dotée d’une fraîcheur, d’une simplicité et d’une alacrité
revigorantes, créa une onde de choc.

Soulevant comme il arrive rarement en ces lieux les rires en
même temps que les cœurs, rallumant la flamme vacillante
parmi les cinéphiles aguerris, elle devint et resta la favorite
des espoirs et des pronostics. Lesquels furent in fine écra-
bouillés par un jury que conduisait à sa main George « Mad
Max » Miller, la si talentueuse Maren Ade devant repartir
sans la moindre récompense. Un verdict aujourd’hui à re-
voir, grandeur nature.

Blague régressive et potache

L’histoire est celle d’un père et d’une fille. Winfried est un
enseignant d’une soixantaine d’années, divorcé à l’allure
triste et fatiguée, qui habite seul une maison de province
pas folichonne, mais conserve de sa probable période soi-
xante-huitarde un certain reste de spontanéité et de sub-
version. L’un de ses exercices favoris est le déguisement
au service de la blague régressive et potache. Il faudrait
imaginer un Daniel Cohn-Bendit qui se serait spécialisé,
plutôt que dans l’écologie politique, dans les farces et
attrapes. En fait les frais, dans la scène d’ouverture, un
facteur auquel Winfried fait accroire que le paquet qu’il
apporte est destiné à son frère qui vient de sortir de prison
et qu’il s’agit probablement d’un colis piégé. Après quoi
Wilfried disparaît pour aller chercher son frère, revenant
grimé en Toni Erdmann (perruque hirsute, dentier prog-
nathe).

Toni n’est pas sa seule « persona ». Winfried peut aussi bien
faire irruption chez sa vieille mère impotente déguisé en
zombie, prétendant qu’il est payé par la maison de retraite
pour faire mourir les vieux, sans que celle-ci, visiblement
rompue aux incongruités de son fils, s’en émeuve. Mais
Toni reste toutefois son personnage préféré, celui qui inter-
viendra de toute urgence auprès de la fille de Winfried, la
blonde et impavide Ines, qui a naturellement dirigé sa vie à
rebours du paternel, en devenant une « executive woman »
au sein d’un prestigieux cabinet de « consulting » dominé
par les mâles, avec les couleuvres que cela implique d’ava-
ler. L’affaire se déroulera en deux temps.

Au premier temps de la valse filiale, le père débarque im-
promptu à Bucarest, où sa fille exécute un des contrats les
plus importants de sa carrière, baladant à l’occasion la
femme du grand patron dans son shopping roumain –
celle-là même qui dit qu’elle « aime les pays avec une
classe moyenne, c’est très reposant »
–, travaillant plus
essentiellement à l’externalisation des activités d’une
multinationale, étudiant en d’autres mots la possibilité
de licencier des salariés pour sous-traiter certains sec-
teurs d’activité et augmenter les profits.

L’arrivée du père, baderne bedonnante aux costumes
défraîchis et aux manières débonnaires, crée un sérieux
malaise chez Ines, saisie d’une suée honteuse sous son
tailleur du meilleur faiseur. Remettant son visiteur entre
les mains d’une assistante roumaine, elle ne peut toute-
fois éviter de l’inviter à la réception donnée par l’ambas-
sade des Etats-Unis, où les choses commencent publique-
ment à se gâter pour elle, en même temps qu’elles devien-
nent particulièrement savoureuses pour les spectateurs.

Le ploutocrate ridicule

Ce n’est pourtant rien comparé à ce qui va se produire lors-
que le père, éconduit par sa fille, fait semblant de rentrer au
pays, pour mieux resurgir à Bucarest en Toni Erdmann.
Sous ce fructueux avatar, lorsqu’il ne se présente pas com-
me « ambassadeur d’Allemagne », il campe un ploutocrate
du dernier ridicule qui colle aux basques d’Ines, la suivant
de lieu en lieu, tantôt draguant ses amies, tantôt ruinant
ses rendez-vous professionnels, lui renvoyant en somme
l’image sinistre du monde dans lequel elle évolue. La suite
de cette farce prendra une ampleur insoupçonnée, en forme
de ravissement situationniste.

Ce qui s’y sera joué tire sa force d’être à la fois une très
émouvante intrigue sentimentale et une charge politique.
Ici, une reconquête poétique de sa fille par un père qui ne
fut peut-être pas exemplaire, là une attaque en règle contre
la dévitalisation généralisée induite par le système néolibé-
ral. A travers le thème de la filiation entre les personnages
se profile ainsi celui de la filiation entre les époques, la
question de la jouissance illimitée s’insinuant comme un
poison entre l’esprit de révolte des années 1960 et l’esprit
de lucre du capitalisme. Maren Ade nous suggère modeste-
ment de garder vivant l’esprit d’enfance. C’est assez déri-
soire, mais la débâcle autour est telle qu’on pourrait com-
mencer par là pour tenter de secouer les logiques pois-
seuses qui nous aliènent chaque jour davantage.

Contre l’ordre économique mondialisé, contre l’industriali-
sation de la culture, contre la fatalité généalogique, contre
le nationalisme artistique, Toni Erdmann propose la liber-
té, pour chacun d’entre nous, de se réinventer. Liberté d’un
père de redevenir enfant pour mieux aimer sa fille, liberté
d’une femme de laisser l’enfance remonter en elle pour se
rappeler que sa vie est inaliénable. De sorte qu’il reste peu
à dire sur le film, sinon que l’Autrichien Peter Simonischek
(ex-prothésiste dentaire, trop beau pour être vrai) et l’Alle-
mande Sandra Hüller y sont géniaux.

Un dernier mot, quand même, sur l’ultime déguisement de
Winfried, qui pourrait faire office de totem du film. Le
 « kukeri » est une grotesque poupée velue (proche parente
du Chewbacca de La Guerre des étoiles) qui processionne
dans les villages bulgares pour chasser les mauvais esprits
et célébrer l’arrivée du printemps. C’est bien à ce culte dio-
nysiaque et carnavalesque que nous invite Toni Erdmann,
d’autant plus crânement que le printemps ne semble pas
être pour demain sur la terre des hommes.

 
Par Jacques Mandelbaum

二○一六年坎城影展最可惜沒有得到獎的《東尼艾德曼》(TONI ERDMANN,
2016)瑪珩˙阿德(Maren ADE)瑪珩˙阿德

二○一六年坎城影展正式競賽片








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