Michèle Morgan a dû composer avec son regard toute sa
carrière. Ses Mémoires, publiés en 1977, s’intitulaient
Avec ces yeux-là (Robert Laffont). Le titre sonnait comme
une forme de dépit, étant acquis que l’actrice française était,
toute sa vie, restée prisonnière d’un moment. On l’oublie
souvent, à la fameuse évidence de Gabin dans Le Quai des
brumes
, Michèle Morgan répondait timidement, mais ferme-
ment : « Embrassez-moi. » Elle n’était pas seulement un objet
de désir, mais une actrice à la sexualité affirmée, formulant
ses désirs. Une femme qui menait les débats, c’est-à-dire une
star.

Sa beauté, un atout encombrant

Michèle Morgan est née Simone Roussel, le 29 février 1920,
à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), et a grandi à Dieppe
(Seine-Maritime). Mais le véritable territoire de cette jeune
fille n’est ni la banlieue parisienne ni la province, mais le
cinéma, où elle vivra sa vie. Elle s’est envisagée un destin de
star dès l’adolescence pour se donner les moyens de l’assumer.
Elle fugue à Paris à 14 ans, se réfugie chez sa grand-mère,
obtient de son père, propriétaire d’une épicerie, l’autorisation
de devenir la vedette qu’elle est déjà en puissance. Elle suit les
cours de comédie réputés de René Simon, prend quelques
rôles de figurantes, non crédités, à l’écran dans la première
moitié des années 1930, et choisit un pseudonyme, Michèle
Morgan. « Franchement, vous trouvez que j’ai le physique à
me prénommer Simone ? », explique l’actrice. Son prénom,
Michèle, est un hommage tronqué à une vedette française de
l’époque, Gaby Morlay. Le nom de famille, Morgan, anticipe
un possible destin hollywoodien avec sa consonance anglo-
saxonne.

Lorsque Marc Allégret propose à la jeune fille le rôle principal de Gribouille (1937), il pense avoir affaire à une débutante de 17 ans, une victime expiatoire, condamnée à subir le tempérament caractériel du réalisateur et celui de Raimu, son partenaire à l’écran. Marcel Achard, le scénariste du film, remarque « un regard apeuré, un visage émacié : tout autour d’elle flottait je ne sais quel air de fatalité et de détresse… » Caractéristiques qui s’appliquent au personnage qu’incarne l’actrice dans le film : femme romantique, femme fatale, meurtrière, victime de sa beauté et de l’affolement suscité par son visage parfait. Elle avance comme un fantôme dans ce film, magnétique, secrète, le bouscule par son insolente sensualité, fait ombrage à ses prestigieux partenaires. Sa beauté est déjà un atout encombrant. Un voile trompeur placé sur une comédienne dont la mélancolie transpire déjà. « La tristesse est mon élément », remarque l’actrice.

Dans son troisième film, Le Quai des brumes, réalisé par Marcel Carné, l’homme qui grave l’actrice dans le marbre de la légende, Michèle Morgan se prénomme Nelly. Sa taille est serrée dans un trench-coat luisant, conçu par Coco Chanel, qui tient à ce que ce ciré accroche la lumière mais la fasse scintiller pour donner à l’actrice une présence éthérée, comme venue d’un autre monde. Michèle Morgan est coiffée d’un simple béret noir, une autre idée de Coco Chanel, afin de surligner son teint diaphane et ses yeux bleu clair démesurés qui renvoient à ceux de Gabin, de la même couleur. Si bien que lorsque ce dernier la prend dans les bras et lui lâche son inoubliable « T’as d’beaux yeux, tu sais », il souligne la gémellité entre lui et l’objet de son désir, leur parenté intime, et leur unicité : moins un couple de circonstance que des amants unis par un destin tragique.

Une époque à bout de souffle

La mise en scène de Carné pour Le Quai des brumes, le scénario signé Jacques Prévert d’après le roman éponyme de Pierre Mac Orlan, la lumière du chef opérateur de Fritz Lang et Max Ophuls, Eugen Schüfftan, réfugié en France après l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne, concentrent, par une sorte d’intuition, les signes et les symboles d’un monde en voie de disparition, une nostalgie instantanée, baptisée « réalisme poétique ». Le port du Havre où se déroule Le Quai des brumes semble aussi faux qu’un souvenir. L’océan, devant lequel rêve le déserteur incarné par Gabin, dessine son impasse. Cet univers illusoire et factice cristallise la crainte des temps modernes et l’intuition d’assister à la fin d’un monde. A bien des égards, le brouillard qui enveloppe Le Quai des brumes représente celui d’une époque à bout de souffle : 1938, les accords de Munich, le bruit des bottes de la Wehrmacht et une inévitable guerre. Michèle Morgan devient le personnage emblématique de ce baisser de rideau.

Sa mélancolie continuera de hanter le cinéma français jusqu’à la débâcle de 1940. Ironie du sort, elle retrouve Jean Gabin à Berlin, dans le médiocre Récif de corail (1938), de Maurice Gleize, nouvelle déclinaison autour de deux anges maudits qui veulent échapper à leur passé, puis joue une fois encore avec son partenaire du Quai des brumes dans Remorques, de Jean Grémillon. Gabin est un capitaine de marine partagé entre son épouse, incarnée par Madeleine Renaud, et sa maîtresse, interprétée par Michèle Morgan.

Le film sent la fin du monde. Son tournage commence au début de l’été 1939, il est interrompu par la guerre, reprend en janvier 1941, mais quand il sort en novembre de la même année, dans une France défaite et à genoux, son couple vedette a choisi la liberté et l’exil aux Etats-Unis. Remorques ressemble, par certains aspects, à un écho du Quai des brumes. « Qu’est-ce que vous attendez de moi ? », demande Gabin à sa partenaire. Lui et Michèle Morgan sont face à face, éblouis par une lumière irréelle reflétant la nature de cette femme sans origine, sans devenir, qui lui lâche en guise de supplique : « Embrassez-moi…, embrassez-moi… »

Hollywood, un rendez-vous manqué

A Hollywood, Michèle Morgan devient une femme à prendre, même si elle se trouve détentrice d’un contrat avec le studio américain RKO. En Californie, elle fait ce qu’elle maîtrise à merveille : travailler. Elle perfectionne son anglais, envisage la comédie, étudie le chant, se plie aux exigences draconiennes des studios où, en conférence de presse, elle est priée de déclarer aimer le parfum, les hommes intelligents, le fromage et les vins de Californie.

Sa carrière américaine devient un rendez-vous manqué. Elle tourne plusieurs films de propagande, soutenant l’effort de guerre américain : Joan of Paris (1942), de Robert Stevenson, Two Tickets to London (1943), d’Edwin Marin, et Passage to Marseille (1944), de Michael Curtiz, où elle doit supporter le caractère tyrannique du metteur en scène d’origine hongroise et la dépression de son partenaire à l’écran, Humphrey Bogart, en plein divorce.

Ce sont surtout les films qu’elle refuse, ou loupe de peu, qui émaillent sa carrière américaine. Alfred Hitchcock préfère offrir le rôle principal de Soupçons à Ingrid Bergman, trouvant insuffisant l’anglais de Michèle Morgan. Cette dernière devait devenir la partenaire de Bogart dans Casablanca, de Michael Curtiz, mais Ingrid Bergman, prête à travailler pour la moitié du salaire de l’actrice française, récupérera en dernière instance le rôle convoité.

Un artefact d’un autre temps

Quand elle rentre en France à la Libération, Michèle Morgan ne fera pourtant pas grand-chose. Une carrière, c’est certain, mais rien d’autre. Son histoire est derrière elle. Elle remporte en 1946 le prix d’interprétation du premier Festival de Cannes pour son rôle dans La Symphonie pastorale, de Jean Delannoy. Le film, ridicule, a terriblement vieilli. Michèle Morgan devient une gravure dans les films où elle apparaît : Maria Chapdelaine (1950), de Marc Allégret ; Joséphine de Beauharnais dans Napoléon (1954), de Sacha Guitry ; Marie-Antoinette dans Marie-Antoinette, reine de France (1955), de Jean Delannoy.

Il émane d’elle un charme bourgeois, une beauté tenue, un conformisme, une relative fadeur, y compris dans un des films les plus marquants de cette période, Les Grandes Manœuvres (1955), de René Clair, aux côtés de Gérard Philipe. L’autre explication de cet effacement tient au temps qui passe. Michèle Morgan s’étiole dans le cinéma des années 1960, apanage des jeunes Turcs de la Nouvelle Vague. Elle ne sait pas répondre présente lorsque des représentants de la modernité cinématographique lui proposent de travailler avec eux. Elle refuse ainsi de travailler avec Luchino Visconti pour Senso et Michelangelo Antonioni pour La Nuit. Michèle Morgan est devenue un artefact d’un autre temps.

Dans sa fin de carrière, deux films, Benjamin ou les mémoires d’un puceau (1967), de Michel Deville, et Le Chat et la Souris (1975), de Claude Lelouch, permettent à Michèle Morgan de renouer avec elle-même, la délivrant de l’image d’Epinal dans laquelle elle restait enfermée. L’actrice est désormais une femme d’âge mur, mais Deville et Lelouch en font peu de cas. Ils la laissent s’incarner, exprimer sa sexualité. Elle redevient ce qu’elle n’aura jamais cessé d’être : une femme qui demande aux hommes de l’embrasser. « J’ai fait pas mal de mauvais films expliquait-elle. Parfois, je le savais dès le début, mais on se raconte toujours des histoires. On croit au miracle, on imagine que tout sera sauvé magiquement. » Elle avait consacré la dernière partie de sa vie à la peinture qui, à bien des égards, l’intéressait davantage que sa carrière cinématographique. Sur celle-ci, elle avait cessé depuis longtemps de se raconter des histoires.




Quelques dates

29 février 1920 : Naissance à Neuilly-sur-Seine
1937: Joue dans Gribouille, de Marc Allégret
1938 : Le Quai des brumes, de Marcel Carné
1942 : Joan of Paris, de Robert Stevenson
1943 : Two Tickets to London, d’Edwin Marin
1944 : Passage to Marseille, de Michael Curtiz
1955 : Les Grandes Manœuvres, de René Clair
1967 : Benjamin ou les mémoires d’un puceau, de Michel Deville
1975 : Le Chat et la Souris, de Claude Lelouch
1977 : Publie ses Mémoires Avec ces yeux-là (Robert Laffont)
20 décembre 2016 : Mort à l’âge de 96 ans
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