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« Nymph()maniac, volume 2 » : le chaos vécu comme libération suprême
LE MONDE | 28.01.2014 à 09h14 • Mis à jour le 28.01.2014 à 10h43 |

Il y a au centre de Nymph()maniac, à l'endroit exact où s'achève la première partie du film et où débute la seconde (c'est de cette manière, en deux « épisodes », que son auteur a voulu qu'il soit distribué en salles) une des questions essentielles du film. Lorsque l'héroïne avoue ne ressentir aucun plaisir sexuel et s'en désespérer. La jouissance féminine, où plutôt sa quête impossible, cercle dont le centre serait partout et la circonférence nulle part, est vue comme une force irréductible et destructrice, l'affirmation d'une paradoxale souveraineté dont le film de Lars von Trier constitue l'expression brûlante. On a déjà décrit le dispositif de ce récit, tout en séquences sédimentées, conté par une femme, Jo (Charlotte Gainsbourg), retrouvée par un ermite lettré, Seligman (Stellan Skarsgard), inanimée au fond d'une ruelle, meurtrie, et physiquement abîmée après avoir été passée à tabac. Après l'avoir emportée chez lui, l'homme recueille le récit de sa vie.

L'histoire de Jo, jeune fille puis jeune femme accumulant les expériences sexuelles, amante insatiable, est découpée en une suite de tableaux, presque cliniques, addition de moments dont la succession relève moins d'une montée chromatique des perversions que de l'épuisement de diverses combinaisons sexuelles. La nymphomanie présumée de Jo est ici soumise aux prescriptions de la société, postulant l'invincible puissance d'une indifférence aux sentiments (dans la première partie) et l'impossibilité d'une vie « normale », conjugale puis de mère de famille (dans la deuxième).

PAS DE GLAMOUR

On reprochera sans doute trop facilement à Lars von Trier l'absence d'une exaltation hédoniste du comportement de son héroïne. Pas de séduction érotique, pas de glamour du sexe, dans un film glacé, à la froideur sinistre. C'est que le cinéaste vise sans doute plus loin que le contentement d'un enivrement libertaire. Le sexe est à la fois une affirmation individuelle tout autant qu'une force destructrice. Laissée désespérée par sa frigidité à l'issue de la première partie, Jo retrouvera, au terme d'un parcours d'un paradoxe absolu, la puissance de la soumission et la douleur physique, cela passant par des séances masochistes où coups de cravache et humiliations vont lui rendre, ruse dialectique, sa conscience de sujet.

Le nihilisme est en effet ce que décrit le film de Lars von Trier. Le chaos plutôt que la libération. Ou alors le chaos comme libération suprême. A chaque interruption de l'histoire de Jo, devenue une Shéhérazade de l'inconduite, son interlocuteur, rendu à une position de confesseur ou d'analyste, invente diverses métaphores, dont certaines absurdes et burlesques. A l'indicible, Seligman va opposer, caricaturalement, une causalité rassurante. Faire entrer la boulimie sexuelle de la jeune femme dans un ordre symbolique destiné à clore tout mystère.

A tel point que, dans le dernier chapitre, après que Jo eut poussé la logique de son comportement jusque dans l'asocialité criminelle, l'emballage d'un modèle d'explication positiviste, freudien, énoncé par Seligman, paraît banalement boucler l'affaire. C'est compter sans la force d'une pulsion qui viendra de là où on ne l'attend pas. La conclusion de Nymph()maniac relance ainsi, vertigineusement et superbement, l'angoisse latente ressentie durant les quatre heures de la projection. Le film vient boucler une trilogie, très cohérente, sur les névroses féminines, commencée avec Antichrist en 2009. L'hystérie, la dépression, la mélancolie… En trois films, Lars von Trier a écrit une histoire moderne de la sorcellerie.

 
Par Jean-François Rauger





《性慾高張女第一集》(Nymph()maniac, volume 1, 2014)之法國《世界報》影評,請點這裡: http://blog.yam.com/jostar2/article/38001308  

« Nymph()maniac, volume 1 » : la rencontre d'une nymphe et d'un maniaque
LE MONDE | 31.12.2013 à 11h42 • Mis à jour le 01.01.2014 à 19h45 |

Dans l'idéal, une moitié de film aussi stimulante que celle que nous offre aujourd'hui Son Excellence von Trier (la seconde est attendue le 29 janvier) suffirait à transformer en parasitages toutes les grandes et petites manoeuvres qui l'ont précédée.

Dans la réalité, on sait bien que c'est impossible et qu'il faut faire avec. Avec la funeste sortie cannoise du cinéaste en 2011 (« sympathy » for the devil Adolf Hitler). Avec l'orchestration de rumeurs annonçant Nymph()maniac comme un film pornographique sans doublures. Avec l'existence d'une version alternative, « director's cut », du film que vous allez découvrir. Avec la bande-annonce olé olé censurée par YouTube. Avec l'affiche composite montrant le visage de tous les acteurs tendus par une expression orgasmique. Avec, en un mot, le grand cirque von Trier, où le partage entre vérité et intox est toujours aussi difficile à faire, où la manipulation et la provocation voisinent avec une authentique déraison créatrice et aussi, on ne le signale pas assez, un humour dévastateur.

Après tout, tant mieux. Cette impureté est, au pire, le signe d'un profond tourment spirituel, au mieux une entreprise délibérée de détournement socio-esthétique, l'un n'empêchant d'ailleurs pas l'autre. Cette dernière hypothèse, attestée dès le deuxième long-métrage du cinéaste (Epidemic, 1987), suggère en tout cas qu'on ne peut combattre un fléau qu'en prenant le risque de le propager.

Des ruines méphitiques de la seconde guerre mondiale au néolibéralisme triomphant, ce fléau porte pour l'anarcho-romantique Lars von Trier le nom de « société ». Cette hydre à cent têtes (nazisme, bourgeoisie, famille, capitalisme, religion…), qui arraisonne la liberté individuelle et aliène les peuples, est pour le cinéaste le lieu de toutes les barbaries. Et tel Sun Tzu, maître chinois de l'art de la guerre, il n'a de cesse de pénétrer la stratégie de l'adversaire pour mieux ledésarmer.

UNE OEUVRE INTELLIGENTE, RISQUÉE, SENSIBLE

Tout le monde l'a compris, la bataille porte, dans Nymph()maniac, sur la question sexuelle, plus frontalement encore que dans Les Idiots (1998) ou Antichrist (2009). Il y a donc, d'un côté, la campagne promotionnelle, parfait hameçon (la pêche à la ligne sera d'ailleurs une constante métaphore du film lui-même) imitant un produit d'appel de la société consumériste destiné à ferrer le chaland désoeuvré. Il n'est qu'à fréquenter Internet pour constater à quel point ça marche !

Et de l'autre, il y a le film, oeuvre intelligente, risquée, sensible, par laquelle Lars von Trier, l'un des plus grands inventeurs de formes du cinéma contemporain, parvient une nouvelle fois à nous surprendre, à nous émouvoir, à nous subjuguer, à nous bouger en un mot, jusque dans cette gelée d'habitudes où finissent par sefiger nos manières de voir, de vivre, de penser. Deux plans intimement entrelacés donnent au film sa facture si particulière.

Le premier se déroule dans un intérieur plutôt miteux, où un vieux célibataire juif nommé Seligman (Stellan Skarsgard) – adorateur du classique de la littérature anglaise Le Parfait Pêcheur à la ligne, d'Izaac Walton (1593-1683) – dialogue finement avec une femme (Charlotte Gainsbourg) qu'il vient de ramener, cabossée et ensanglantée, d'une arrière-cour industrieuse suintant l'Inconscient. Elle se prénomme Joe et se prétend nymphomane.Pour étayer ses dires, du fond du lit où le vieil homme lui prodigue ses soins, elle entreprend de lui raconter sa vie, principalement sexuelle.

Cette évocation, organisée en chapitres, donne lieu à divers tableaux dans lesquels quelques scènes crues sont mises en scène, avec une efficacité d'autant plus grande que l'interprète de Joe adolescente (la troublante Stacy Martin) offre un parfait modèle d'ingénuité plastique et de perversité juvénile.

LA RÉTHORIQUE COMBATIVE DES LUMIÈRES

Il n'en ressort pas moins de ces tableaux que, premièrement, ils ouvrent à des considérations moins graveleuses qu'esthétiques (c'est bien le morcellement, narratif et visuel, et l'art pathétique du raccord et du montage qui confèrent au film sa véritable tension érotique) et que, deuxièmement, si pornographie quelque part il y a, ce serait plutôt dans les moeurs de la société qui la stigmatise qu'il faudrait la chercher (tyrannie des bons sentiments, mesquinerie du ménage petit-bourgeois, obscénité du monde de l'entreprise…).

Force est de reconnaître que Lars von Trier accommode tout cela avec un pétillant génie. Inspiré par le roman français du XVIIIe siècle ? Philosophique chez Voltaire et Diderot, libertin chez Sade et Choderlos de Laclos, il confère en tout état de cause au film son propos, sa forme, sa tenue. Son propos par une critique des moeurs contemporaines qui emprunte aux Lumières sa rhétorique combative. Sa forme par le recours au dialogue comme structure narrative. Sa tenue par l'incessant va-et-vient de l'action et de la réflexion que favorise le genre.

Il serait évidemment tentant d'inférer du film et de la nature de ses personnages des considérations morales sur Lars von Trier. On ne s'y risquera pas. Il est préférable de le tenir pour un autoportrait conceptuel dans lequel le cinéaste, qui n'est plus à un trouble d'identité près, poserait à la fois comme vieux célibataire juif (Zelig man !) et jeune femme androgyne prisonnière de ses pulsions sexuelles (Joe !).

Le film dispose à peu près partout les indices qui nous y encouragent, jusque dans la bande musicale qui associe le métal de Rammstein (musique tripale d'un groupe allemand soupçonné de complaisance envers le nazisme) à un prélude de choral de Jean-Sébastien Bach (pour l'art de la composition élevé à sa dimension liturgique). On peut donc s'en tenir à la lettre (manquante) du titre : Nymph()maniac n'est pas l'histoire d'une nymphomane. C'est celle de la stupéfiante rencontre entre un maniaque et une nymphe, suturée par une lettre métamorphosée en vulve. Cette incision graphique qui incarne soudain le verbe éclaire le credo de Lars von Trier, qui voit en l'art une forme qui brûle.

L'avis du « Monde »

EXCELLENT

 
Par Jacques Mandelbaum

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