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« Nymph()maniac, volume 1 » : la rencontre d'une nymphe et d'un maniaque |
LE MONDE | 31.12.2013 à 11h42 • Mis à jour le 01.01.2014 à 19h45 | |
Dans l'idéal, une moitié de film aussi stimulante que celle que nous offre aujourd'hui Son Excellence von Trier (la seconde est attendue le 29 janvier) suffirait à transformer en parasitages toutes les grandes et petites manoeuvres qui l'ont précédée. Dans la réalité, on sait bien que c'est impossible et qu'il faut faire avec. Avec la funeste sortie cannoise du cinéaste en 2011 (« sympathy » for the devil Adolf Hitler). Avec l'orchestration de rumeurs annonçant Nymph()maniac comme un film pornographique sans doublures. Avec l'existence d'une version alternative, « director's cut », du film que vous allez découvrir. Avec la bande-annonce olé olé censurée par YouTube. Avec l'affiche composite montrant le visage de tous les acteurs tendus par une expression orgasmique. Avec, en un mot, le grand cirque von Trier, où le partage entre vérité et intox est toujours aussi difficile à faire, où la manipulation et la provocation voisinent avec une authentique déraison créatrice et aussi, on ne le signale pas assez, un humour dévastateur. Après tout, tant mieux. Cette impureté est, au pire, le signe d'un profond tourment spirituel, au mieux une entreprise délibérée de détournement socio-esthétique, l'un n'empêchant d'ailleurs pas l'autre. Cette dernière hypothèse, attestée dès le deuxième long-métrage du cinéaste (Epidemic, 1987), suggère en tout cas qu'on ne peut combattre un fléau qu'en prenant le risque de le propager. Des ruines méphitiques de la seconde guerre mondiale au néolibéralisme triomphant, ce fléau porte pour l'anarcho-romantique Lars von Trier le nom de « société ». Cette hydre à cent têtes (nazisme, bourgeoisie, famille, capitalisme, religion…), qui arraisonne la liberté individuelle et aliène les peuples, est pour le cinéaste le lieu de toutes les barbaries. Et tel Sun Tzu, maître chinois de l'art de la guerre, il n'a de cesse de pénétrer la stratégie de l'adversaire pour mieux ledésarmer. UNE OEUVRE INTELLIGENTE, RISQUÉE, SENSIBLE Tout le monde l'a compris, la bataille porte, dans Nymph()maniac, sur la question sexuelle, plus frontalement encore que dans Les Idiots (1998) ou Antichrist (2009). Il y a donc, d'un côté, la campagne promotionnelle, parfait hameçon (la pêche à la ligne sera d'ailleurs une constante métaphore du film lui-même) imitant un produit d'appel de la société consumériste destiné à ferrer le chaland désoeuvré. Il n'est qu'à fréquenter Internet pour constater à quel point ça marche ! Et de l'autre, il y a le film, oeuvre intelligente, risquée, sensible, par laquelle Lars von Trier, l'un des plus grands inventeurs de formes du cinéma contemporain, parvient une nouvelle fois à nous surprendre, à nous émouvoir, à nous subjuguer, à nous bouger en un mot, jusque dans cette gelée d'habitudes où finissent par sefiger nos manières de voir, de vivre, de penser. Deux plans intimement entrelacés donnent au film sa facture si particulière. Le premier se déroule dans un intérieur plutôt miteux, où un vieux célibataire juif nommé Seligman (Stellan Skarsgard) – adorateur du classique de la littérature anglaise Le Parfait Pêcheur à la ligne, d'Izaac Walton (1593-1683) – dialogue finement avec une femme (Charlotte Gainsbourg) qu'il vient de ramener, cabossée et ensanglantée, d'une arrière-cour industrieuse suintant l'Inconscient. Elle se prénomme Joe et se prétend nymphomane.Pour étayer ses dires, du fond du lit où le vieil homme lui prodigue ses soins, elle entreprend de lui raconter sa vie, principalement sexuelle. Cette évocation, organisée en chapitres, donne lieu à divers tableaux dans lesquels quelques scènes crues sont mises en scène, avec une efficacité d'autant plus grande que l'interprète de Joe adolescente (la troublante Stacy Martin) offre un parfait modèle d'ingénuité plastique et de perversité juvénile. LA RÉTHORIQUE COMBATIVE DES LUMIÈRES Il n'en ressort pas moins de ces tableaux que, premièrement, ils ouvrent à des considérations moins graveleuses qu'esthétiques (c'est bien le morcellement, narratif et visuel, et l'art pathétique du raccord et du montage qui confèrent au film sa véritable tension érotique) et que, deuxièmement, si pornographie quelque part il y a, ce serait plutôt dans les moeurs de la société qui la stigmatise qu'il faudrait la chercher (tyrannie des bons sentiments, mesquinerie du ménage petit-bourgeois, obscénité du monde de l'entreprise…). Force est de reconnaître que Lars von Trier accommode tout cela avec un pétillant génie. Inspiré par le roman français du XVIIIe siècle ? Philosophique chez Voltaire et Diderot, libertin chez Sade et Choderlos de Laclos, il confère en tout état de cause au film son propos, sa forme, sa tenue. Son propos par une critique des moeurs contemporaines qui emprunte aux Lumières sa rhétorique combative. Sa forme par le recours au dialogue comme structure narrative. Sa tenue par l'incessant va-et-vient de l'action et de la réflexion que favorise le genre. Il serait évidemment tentant d'inférer du film et de la nature de ses personnages des considérations morales sur Lars von Trier. On ne s'y risquera pas. Il est préférable de le tenir pour un autoportrait conceptuel dans lequel le cinéaste, qui n'est plus à un trouble d'identité près, poserait à la fois comme vieux célibataire juif (Zelig man !) et jeune femme androgyne prisonnière de ses pulsions sexuelles (Joe !). Le film dispose à peu près partout les indices qui nous y encouragent, jusque dans la bande musicale qui associe le métal de Rammstein (musique tripale d'un groupe allemand soupçonné de complaisance envers le nazisme) à un prélude de choral de Jean-Sébastien Bach (pour l'art de la composition élevé à sa dimension liturgique). On peut donc s'en tenir à la lettre (manquante) du titre : Nymph()maniac n'est pas l'histoire d'une nymphomane. C'est celle de la stupéfiante rencontre entre un maniaque et une nymphe, suturée par une lettre métamorphosée en vulve. Cette incision graphique qui incarne soudain le verbe éclaire le credo de Lars von Trier, qui voit en l'art une forme qui brûle. L'avis du « Monde » EXCELLENT |
Par Jacques Mandelbaum |
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