RAPPORT ENTRE LES DEUX SENS DU MOT FACULTÉ. ── Considérons une faculté au premier sens : sous sa forme supérieure elle est autonome et législative : elle légifère (15 | 16) sur des objets qui lui sont soumis ; lui correspond un intérêt de la raison. La première question de la Critique en général était donc : quelles sont ces formes supérieures, quels sont ces intérêts et sur quoi portent-ils ? Mais survient une seconde question : comment un intérêt de la raison se réalise-t-il ? C'est-à-dire : qu'est-ce qui assure la soumission des objets, comment sont-ils soumis ? Qu'est-ce qui légifère vraiment dans la faculté considérée ? Est-ce l'imagination, est-ce l'entendement ou la raison ? On voit qu'une faculté étant définie au premier sens du mot, de telle manière que lui corresponde un intérêt de la raison, nous devons encore chercher une faculté, au second sens, capable de réaliser cet intérêt ou d'assurer la tâche législatrice. En d'autres termes, rien ne nous garantit que la raison se charge elle-même de réaliser son propre intérêt.
Soit l'exemple de la Critique de la Raison pure. Celle-ci commence par découvrir la faculté de connaître supérieure, donc l'intérêt spéculatif de la raison. Cet intérêt porte sur les phénomènes : en effet, n'étant pas des choses en soi, les phénomènes peuvent être soumis à la faculté de connaître, et doivent l'être pour que la connaissance soit possible. Mais nous demandons d'autre part quelle est la faculté, comme source de représentations, qui assure cette soumission et réalise cet intérêt. Quelle est la faculté (au second sens) qui légifère dans la faculté de connaître elle-même ? La réponse célèbre de Kant est que seul l'entendement légifère dans la faculté de connaître ou dans l'intérêt spéculatif de la raison. Ce n'est donc pas la raison qui prend soin, ici, de son propre intérêt : « La raison pure abandonne tout à l'entendement... [1] »
(16 | 17) Nous devons prévoir que la réponse ne sera pas identique pour chaque Critique : ainsi dans la faculté de désirer supérieure, donc dans l'intérêt pratique de la raison, c'est la raison même qui légifère, ne laissant à personne d'autre le soin de réaliser son propre intérêt.
La deuxième question de la Critique en général comporte encore un autre aspect. Une faculté législatrice, en tant que source de représentations, ne supprime pas tout emploi des autres facultés. Quand l'entendement légifère dans l'intérêt de connaître, l'imagination et la raison n'en gardent pas moins un rôle entièrement original, mais conforme à des tâches déterminées par l'entendement. Quand la raison légifère elle-même dans l'intérêt pratique, c'est l'entendement à son tour qui doit jouer un rôle original, dans une perspective déterminée par la raison... etc. Suivant chaque Critique, l'entendement, la raison, l'imagination entreront dans des rapports divers, sous la présidence d'une de ces facultés. Il y a donc des variations systématiques dans le rapport entre facultés, suivant que nous considérons tel ou tel intérêt de la raison. Bref : à telle faculté au premier sens du mot (faculté de connaître, faculté de désirer, sentiment de plaisir ou de peine), doit correspondre tel rapport entre facultés au second sens du mot (imagination, entendement, raison). C'est ainsi que la doctrine des facultés forme un véritable réseau, constitutif de la méthode transcendantale.