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賈克˙德希達(Jacques DERRIDA)的《講課˙死刑,第一卷(1999-2000)》(Séminaire. La peine de mort. Volume I (1999-2000))書評————其實已經不是書評了,而是很長的一篇談論賈克˙德希達的小論文————


DERRIDA : la peine de mort
"IL NE SUFFIT PAS DE DECONSTRUIRE LA MORT MÊME… "

La déconstruction derridienne s’annonce et se présente dans ce volume comme elle a toujours voulu l’être, ou plus exactement comme elle a toujours pris comme cible l’être, à savoir comme condition d’une éthique ouverte et devant s’ouvrir, pour des raisons de justice, aux vivants, à tous, incluant donc les vivants non humains. C’est cette éthique singulière, et peut-être impossible, qui s’exprime ici et qui s’avance, disons-le clairement, masquée ou, plus exactement, animée d’une immense pudeur, laquelle permet de cheminer sans indiquer son orientation. Peut-être même que l’idée d’orientation ne rend pas justice à ce texte derridien qui se développe sans jamais chercher à se fixer un horizon, ce qui rend la lecture à la fois jouissive, car on ne sait pas où le philosophe nous conduit, mais aussi ardue car on se doute qu’il nous mène là où personne ne peut ni ne veut aller, à savoir vers la perte et la mise en question radicale de tout horizon de pensée. Comment se désorienter dans la pensée ? est la seule règle que la déconstruction semble avoir faite sienne depuis toujours. Elle contamine littéralement tout le texte jusqu’à la question capitale de la peine de mort elle-même qui devient ce à partir de quoi interroger et donc déconstruire la mort elle-même comme interrogation métaphysique et humaniste somme toute traditionnelle de la philosophie occidentale.

Apprendre à penser la mort, en dehors de tout horizon, est ce qui déstabilise le lecteur enfermé dans un système de pensée qui fait de la mort l’horizon de tout horizon, plus encore, le calcul, à savoir l’attente qui oriente toute décision. Toute mort est calcul, parce que calculée, et devenue calculante et calculatrice, dans tous les sens du terme, donc souveraine car force pure à partir de laquelle et sous laquelle toute vie a à se plier, et avec laquelle il y a à négocier et à commercer. Le commerce de la mort est cette économie qui gouverne nos existences. La mort est le grand calcul de tout vivant et la déconstruction nous apprend à refuser ce calcul lorsqu’il prend la forme extrême et exceptionnelle de la peine de mort en tant qu’économie fondatrice de toute vie. Derrida nous prie ici à la fois d’éclairer mais surtout d’obscurcir ce calcul, d’y introduire des contre-forces anéconomiques, de démonter sa souveraineté car violence il y a à même l’échafaudage sur lequel elle repose et par rapport auquel elle nous enjoint de nous soumettre :

« Par échafaudage, j’entends aussi bien la construction, l’architecture à déconstruire que la spéculation, le calcul, le marché, mais aussi l’idéalisme spéculatif qui en assure les étais (…) La déconstruction est peut-être toujours, ultimement, à travers la déconstruction du carno-phallogocentrisme, la déconstruction de cet échafaudage historique de la peine de mort, de l’histoire de cet échafaud ou de l’histoire comme échafaudage de cet échafaud. La déconstruction (…) est peut-être la déconstruction de la peine de mort, de l’échafaudage logocentrique, logo-nomocentrique, dans lequel la peine de mort est inscrite ou prescrite  [1]. »

Le concept de carno-phallogocentrisme, dont la présence pourrait étonner dans ce séminaire, fait signe vers l’idée radicalement subversive que la mort, peut-être toute mort au fond, passe, se manifeste, prend forme par l’instauration symbolique d’un acte qui cherche, vise, prétend tuer l’autre par la violence du cannibalisme, allélophagie qui est en même temps réelle et symbolique. Tuer l’autre c’est « vouloir » l’avaler ou, plus justement, tuer l’autre c’est vouloir le faire pénétrer en soi, l’ingurgiter, le mâcher, le digérer et donc le rejeter sous forme excrémentielle. Tuer l’autre c’est toujours vouloir le sacrifier. Cette force pulsionnelle n’est pas une force comme les autres, elle est au-dessus de toutes les autres, elle règne en souveraine au plus profond de notre inconscient politique et s’inscrit par conséquent dans celui du pouvoir théologico-politique dont l’Etat est la dernière manifestation. Le pouvoir théologico-politique règne sur les vivants par la carnivoricité qui lui donne son existence et qui le fait être. Dit autrement, il n’y a de régime que carné par définition et d’inspiration voire d’aspiration sacrificielle. La peine de mort doit être comprise pour Derrida comme la manifestation politique de souveraineté théologico-politique, de carnivoricité et de sacrifice. Elle n’est rien d’autre. Elle toujours été ainsi. Elle ne peut être autrement et ne peut subsister sous aucun autre régime. La souveraineté sera toujours dévoratrice. Elle est la manifestation politique et violente de ce pouvoir qui ne vit que et par sa carnivoricité sacrificielle ingérant tant les vivants humains que les vivants non humains mais établissant une distinction ontologique (l’ontologie ne se nourrit-elle pas de ce régime ? N’est-elle pas au fond née de ce régime-là ?) dont la limitrophie même est l’enjeu central de la peine de mort pour Derrida, à savoir le fait que ce cannibalisme symbolique à l’origine de son existence n’a de signification , de sens, de raison d’être, qu’à se distinguer de l’animalité en tant que celle-ci est toujours hors la loi, en dehors de la loi. L’animalité étant ce qui ne peut se soumettre à aucune loi, la peine de mort prenant acte de cette croyance pour faire du condamné humain le seul vivant capable de dignité, et méritant ainsi son inscription par une extrême violence dans l’univers humain profondément carno-logocentré : ce sacrifice carno-phallogocentique d’origine théologico-politique traduit donc, nous révèle Derrida « (…) cette idée que la peine de mort est un signe de l’accès à la dignité de l’homme, un propre de l’homme qui doit savoir, dans son droit, s’élever au dessus de la vie (ce que ne sauraient faire les bêtes), cette idée de la peine de mort comme condition de la loi humaine et de la dignité humaine, on dirait presque de la noblesse de l’homme  [2]… », cette idée donc est partagée, est le propre de tous les défenseurs de la peine de mort, est le présupposé qui conduit en réalité à l’opération par laquelle seul l’humain accède à la sphère de la moralité qui n’existe en conséquence qu’en opposition avec celle de la supposée amoralité animale (Platon, Rousseau, Kant, Genet, Blanchot). La peine de mort est une invention profondément humaniste en ce sens. Là où il y a peine de mort, il y a dignité humaine donc humanité selon le paradoxe fondateur de tout humanisme digne de ce nom. Mais symétriquement, là où il y peine de mort, il y a également violation de cette même dignité humaine qui est le propre de l’homme en ce qu’il se voit nier sa propriété essentielle consistant à s’extraire de l’animalité pour atteindre, car il s’agit toujours de configurer en permanence les limites de cette propriété, l’inviolabilité humaine, ce principe également humaniste par lequel s’invente performativement l’humanité jalouse de son propre (Hugo, Camus).

Tous les humanismes ici déconstruits par Derrida, qu’ils soient abolitionnistes ou anti-abolitionnistes, reposent sur des conceptions identiques de l’humain et du non humain : au premier est accordé le monde de la loi, du droit et de la morale, la peine de mort étant au fond la condition de l’entrée en humanité du vivant humain pour qui et par qui le sacrifice carnivore fait loi ; pour le second, d’autre part, pour le non humain donc, ce qui s’y joue est son exclusion de tout univers moral par le fait même de pouvoir exercer sur lui ce pouvoir théologico-politique propre à toute souveraineté qui ne le reconnaît pas en tant que membre de la communauté de droit et de la loi mais qui en fait un calcul, son horizon d’attente et donc de mort. Le sacrifice y joue un rôle autre que celui qui gouverne l’univers humaniste mais ces deux formes de sacrifice sont en réalité inséparables car elles contribuent toutes deux à l’institution de l’humain et du non humain. Le sacrifice propre à la peine de mort légitimant le sacrifice carnivore qui fait de l’animal un corps de chair comestible en instaurant une étanchéité métaphysique entre les deux. Les animaux seront toujours malades de la souveraineté quelle qu’en soit sa forme, nous enseigne Derrida en permanence et ici plus qu’ailleurs.

Déconstruction du paradoxe engagé par la peine de mort même : la peine de mort, cette machine humaniste donc, « fille » des Lumières, au même titre que le zoo (cf. La bête et le souverain, vol. 1), ne peut qu’être guidée par le désir de s’humaniser dans et par la cruauté : toute humanisation de la machine augmente sa cruauté car il s’agit toujours de rendre plus efficace le calcul de la mort programmée, donc soumise à un horizon d’attente où la souveraineté se mesure à son pouvoir de dire et de donner le temps et la mort. Bien plutôt, nous dit Derrida, d’enlever le temps, de « détemporaliser » l’existence du vivant à tuer. La souveraineté, c’est donc du temps calculé dont la cruauté consiste en sa dernière grimace humaniste finalement à dénier la finitude du vivant au vivant même. L’éthique derridienne passera donc par la déconstruction de cette souveraineté : « L’insulte, l’injure, l’injustice fondamentale faite à la vie en moi, au principe de vie en moi, ce n’est pas la mort même de ce point de vue, c’est plutôt l’interruption du principe d’indétermination, la fin imposée à l’ouverture de l’aléa incalculable qui fait qu’un vivant a rapport à ce qui vient, à l’à-venir, et donc à de l’autre comme événement, comme hôte, comme arrivant   [3] ». La peine de mort emporte ainsi sur son passage tous les vivants réfractaires qui ne se soumettent pas à elle, qu’elle cherche à les inscrire de force dans l’humanité (comme tout condamné à mort qui se respecte) ou qu’elle se serve de la vie animale pour en triompher souverainement et donc théologico-politiquement. Ecrire qu’ « il ne suffit pas de déconstruire la mort même » veut dire que politique et éthique sont inséparables tout comme humanité et animalité. Il y ici même un carré chiasmatique qui est peut-être la seule définition de la déconstruction.


 

Patrick Llored

(Patrick Llored publiera en janvier 2013 un ouvrage sur Jacques Derrida : Jacques Derrida. Politique et éthique de l'animalité.)
[1] Page 50.
[2] Page 33.
[3] Page 347.

voir également l'article de Robert Maggiori dans le cahier livres de Libération, ici :
http://www.liberation.fr/livres/2012/11/14/derrida-chaire-electrique_860456
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